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ne admirable variété de nuances.
Nous allons passer devant une musique qui fait la haie, elle aussi, encadrée dans les rangs de l'infanterie écarlate. Elle est bien étrange de costume et d'aspect. Des figures nègres, et de longues robes jusqu'à terre, tombant droit, faisant rassembler ces hommes à d'immenses vieilles femmes en peignoir; leurs couleurs sont extravagantes, sans le moindre voile pour les atténuer, et rangées au contraire comme à dessein pour s'aviver encore les unes par les autres: une robe pourpre à côté d'une robe bleu de roi; une robe orange entre une robe violet-évêque et une robe verte. Sur le fond neutre des foules environnantes, et parmi les cavaliers voilés de mousseline, ils forment le groupe le plus bizarrement éclatant que j'aie jamais vu dans aucun pays du monde.
Ils tiennent en main des instruments de cuivre brillant, tout à fait gigantesques. Et, comme nous arrivons devant eux, ils soufflent dans ces choses, dans leurs longues trompettes, dans leurs serpents, dans leurs trombones monstrueux: il en résulte tout à coup une cacophonie sauvage, presque effrayante... Pendant la première minute, on se demande si l'on va sourire... Mais non, cela frise le grotesque sans l'atteindre; elle est tellement triste, leur musique, et le ciel est si noir, le décor si grandiose, le lieu si rare--qu'on reste saisi et grave.
C'est, du reste, le signal d'une immense clameur; le charme du silence est rompu; un puissant tumulte de voix s'élève de partout; d'autres musiques aussi répondent de différents côtés: les musettes glapissantes en fausset de chacal, les tambourins sourds, et les longs cris en voix traînante: «Hou! qu'Allah rende victorieux notre sultan, Sidi Mouley-Hassan... Hou!»--Un brusque affolement de bruit a passé dans toute cette foule encapuchonnée, qui nous suit toujours, qui toujours court après nous...
Puis les musiques se taisent, les étranges clameurs s'arrêtent; subitement le silence retombe, nous enveloppe encore; de nouveau, nous n'entendons plus que les innombrables frôlements de ces gens qui se pressent; que leurs milliers de pas, amortis par la terre...
Voici maintenant des bannières, de droite et de gauche, alignées, flottant par-dessus la tête des soldats;--bannières de régiments, de corporations, de métiers, en soie de toutes couleurs, avec des emblêmes bizarres; plusieurs sont marquées des deux triangles entrelacés qui forment le sceau de Salomon.
Sur le bord de l'avenue humaine, un superbe et colossal personnage nous attend à cheval, entouré d'autres cavaliers qui lui font une garde d'honneur. C'est le «caïd El-Méchouar», introducteur des ambassadeurs.--Ici, une minute d'hésitation, presque d'anxiété: il reste immobile, voulant évidemment que le ministre français s'arrête et fasse le premier pas vers lui; mais le ministre, soucieux de la dignité de l'ambassade, fait mine de passer fier sur son cheval blanc, sans tourner la tête, comme qui n'a rien vu. Alors le grand caïd se résout à céder, éperonne son cheval et vient à nous: une poignée de main s'échange, et, l'incident terminé à notre satisfaction, nous continuons d'avancer vers les portes.
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Cependant, nous allons entrer. A cent mètres à peine en avant de nous, les gigantesques remparts se dressent, ayant l'air de piquer leurs rangées de créneaux pointus dans les nuages sombres du ciel. De chaque côté de la haute ogive béante par où nous allons passer, sur des talus en gradins, on croirait voir des couches amoncelées de galets blancs,--et ce sont des amas de têtes de femmes. Uniformément voilées de laine épaisse, elles se tiennent là, serrées à s'étouffer, et immobiles dans un silence de mort. D'autres sont perchées, par petits groupes, sur la crête des remparts, laissant tomber de haut sur nous des regards plongeants. Les bannières rouges, les bannières vertes, les bannières jaunes, s'agitent en l'air, sur le fond noirâtre des murailles. Une «sainte» illuminée, qui a retiré son voile, prophétise à demi voix, debout sur une pierre, les yeux égarés, le visage peint en vermillon, tenant en main un bouquet de fleurs d'oranger et de soucis. Par-dessous la grande ogive morne et grise, on aperçoit, dans un certain recul, une autre porte aussi immense, mais qui paraît toute blanche, toute fraîche, entourée de mosaïques et d'arabesques bleues et roses,--comme une porte de palais enchanté, qui serait cachée derrière le délabrement de cette formidable enceinte.
Et ce tableau d'arrivée, cette multitude silencieuse à cette entrée de ville, et ce déploiement de bannières, tout cela est du plein moyen âge, tout cela a la grandeur du XVe siècle, sa rudesse et sa naïveté sombre.
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Nous entrons; alors c'est l'étonnement d'arriver dans des espaces vides et des ruines.
Sans doute, tout le monde était dehors, car il n'y a presque plus personne ici sur notre passage. Et puis, cette porte aux arabesques bleues et roses, qui avait un air féerique vue de loin, perd beaucoup à être regardée de près; elle est immense, mais elle n'est qu'une grossière imitation neuve des splendeurs anciennes. Elle donne accès dans les quartiers du sultan, qui occupent à eux seuls presque tout «Fez-Djedid» (Fez-le-Neuf) et dont nous longeons maintenant les murailles, aussi hautes, aussi farouches que les remparts de la ville. Au pied de ces enceintes du palais, un dépôt de bêtes mortes, dans un cloaque, carcasses de chevaux ou de chameaux, remplissent l'air d'une odeur de cadavre.
Nous laissons derrière nous toutes ces effroyables clôtures de sérail, vieilles et croulantes, qui pointent leurs créneaux dans le ciel et s'enferment les unes les autres comme par excès de méfiance.
Bientôt nous sommes dans les terrains déserts qui séparent Fez-le-Neuf de «Fez-Bâli» (Fez-le-Vieux) où nous devons habiter. Là, nous marchons sur de grosses pierres inégales, sur des têtes de roches, arrondies, polies par le frottement séculaire des pieds des hommes et des pattes des bêtes. Nous cheminons au milieu de fondrières, de cavernes, de cimetières vieux comme l'Islam, de monticules pierreux couverts de cactus et d'aloès, de _koubas_ (qui sont des chapelles mortuaires pour les saints) surmontées de dômes et ornées d'inscriptions en mosaïques de faïences noires.
Au faîte d'un grand rocher, une de ces _koubas_ se dresse, très haute et vaste presque autant qu'une mosquée; des femmes couronnent ses vieux murs, comme des oiseaux posés sur des ruines, et nous regardent par les fentes de leurs voiles; tous leurs yeux peints sont baissés vers nous; au-dessus encore, à la pointe du dôme, une grande cigogne immobile, qui nous regarde aussi, complète cet échafaudage extraordinaire. Et derrière la _kouba_, deux palmiers montent tout droits, tout raides, comme des plantes en métal; leurs bouquets de plumes jaunies, au bout de leur interminable tige, se détachant en clair sur le ciel toujours noir.
Au moment où nous passons, un _you! you! you! you!_ rapide et comme furieux, tombe en notre honneur des murs de cette _kouba_, les femmes écartant toutes leurs voiles sur la bouche pour être mieux entendues. Et, comme nous levons la tête pour les voir, nos chevaux font un brusque écart... Nous croyons à quelque bête morte en travers du chemin. Mais non, devant leurs pieds, au milieu de la route, un trou béant, assez large pour y disparaître, est au ras du sol, sans le moindre rebord, donnant accès, comme une clef de voûte ouverte, dans un de ces grands souterrains appelés _silos_ que l'on creuse au Maroc pour cacher du blé ou de l'orge en cas de guerre ou de famine.
Alors je comprends cette expression marocaine «tomber dans un silo», qui signifie se laisser prendre dans un piège d'où il est impossible de sortir.
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Fez-le-Vieux est devant nous: mêmes murailles effrayantes, lézardées du haut en bas; mêmes créneaux ébréchés. Une triple porte ogivale, contournée, épaisse, profonde, en tout semblable comme dessin à celle de la forteresse de l'Alhambra, nous donne accès dans cette ville, infiniment vieille et infiniment sainte.
D'abord, c'est une longue rue sinistre, entre de hauts murs crevassés et noirâtres, qui ne sont égayés d'aucune fenêtre: de loin en loin seulement, des trous grillés, par où des paires d'yeux nous regardent. Puis un coin de bazar couvert, bazar sauvage, qui sent déjà le Soudan noir. Et, tout de suite après, nous nous enfonçons dans un quartier de jardins.
Là, c'est sous une autre forme, la même extrême tristesse. A la file maintenant, à la queue leu leu, nous circulons dans un dédale de petits couloirs qui tournent perpétuellement sur eux-mêmes, si étroite que, de droite et de gauche, nos genoux en passant touchent les murs. Des vieux petits murs bas, en pisé, fendillés de soleil et garnis de lichen jaune, par-dessus lesquels passent des palmes, des branches charmantes d'orangers en fleurs. Les soldats rouges, qui veulent absolument nous escorter quand même, se font piétiner, écraser par nos chevaux, lesquels pataugent dans une boue noire, gluante comme celle de Czar-el-Kébir. Et dans le labyrinthe de ces couloirs, il y a à peine, de loin en loin, quelques petites ouvertures, verrouillées et grillées. On ne s'explique pas très bien comment on peut pénétrer dans ces jardins mystérieux ni comment on peut en sortir.
Enfin notre guide nous arrête devant la plus vieille des portes, la plus étroite et la plus basse, percée dans le plus vieux des murs; on dirait une entrée de cabane à lapins, et même, a-t-on l'impression d'arriver chez des lapins très pauvres: c'est bien là cependant que le ministre ambassadeur et sa suite vont être logés!
(Je regrette, en vérité, d'employer si souvent le mot _vieux_, et je m'en excuse. De même, quand je décrivais du Japon, je me rappelle que le mot _petit_ revenait, malgré moi, à chaque ligne. Ici c'est la vieillesse, la vieillesse croulante, la vieillesse morte, qui est l'impression d